Le principe du mouvement

Sur une plage de Pointe-au-Père, en sortant de Rimouski, un vieux couple installé, l’un en face de l’autre. Elle lit, et lui fait je ne sais quoi. Je crois les surprendre en train de se regarder avec tendresse. Image fugitive.

À Sainte-Félicité, une dame parle au téléphone sur sa chaise avec vue sur le fleuve.  Je n’ose l’interrompre pour lui demander un bout de terrain. Je continue sans m’arrêter.

Dans un ancien magasin général de Petit-Matane transformé en dépanneur-musée,  plein d’objets ou emballages d’époque exposés. Sur une table, de vieux pots de crème glacée Sealtest qui me rappellent ma grand-mère. Ça me fait sourire. Plein d’images remontent le cours de ma mémoire.

Direction Cap-Chat, à quelques kilomètres de l’arrivée, au milieu de la dernière grosse pente, des gens, à l’entrée du chemin menant à leur maison, me souhaitent bonne route en me rappelant la chance d’avoir une aussi belle journée pour pédaler. Je n’ai pas porté attention à leurs visages, je ne pourrais jamais les reconnaître.

Ni ces gens sans visage se promenant sur la grève, avec leur bébé, leur chien, leur amour… ou seuls. Dans la tête de ces êtres, comment les choses vont-elles?

***

À ma droite, je ne voyais même plus le fleuve. Il se confondait avec le ciel, avec la brume. Par la fenêtre du premier des autobus qui devaient me ramener vers Montréal, je voyais défiler dans un flou romanesque le paysage que j’avais d’abord vu à ma gauche, au moins cinq fois plus lentement. C’était un autre mouvement. Comme si ce n’était cette fois que de l’autre côté de la fenêtre que les choses bougeaient. Comme si moi j’étais immobile, alors que quelques jours auparavant je traversais les mêmes lieux, en sens inverse, à grands coups de pédales.  Mais je n’étais pas immobile.

Ce jour-là, en dix heures et demie de voyage, le temps a changé mille fois. Brouillard épais en Gaspésie, soleil radieux à Rimouski, grosse pluie à Québec…

Tout bouge. Pas seulement le temps et les nuages, mais aussi le moindre brin d’herbe, les girouettes des maisons, les éoliennes de Cap-Chat, nos cheveux dans le vent, nos mains sur le guidon, nos yeux par la fenêtre, la vache qui broute dans le champ, le fleuve remué par la moindre brise, un plancher de bois qui craque, la terre qui tourne sur elle-même sans souvent qu’on s’en aperçoive autrement que par le jour et la nuit, notre nez qui respire, nos poumons qui se gonflent, la peau qui vieillit, un vêtement qui s’use, une lumière qui perd de la force, et nous-mêmes, bien sûr, nous bougeons, nous bougeons dans notre tête, et même s’il s’agit là d’un mouvement abstrait, subtil ou invisible, le mouvement est là, des choses entrent en nous par les yeux, le nez, les oreilles, la bouche et la peau, les sens sont activés, la pensée est en marche, le cœur bat, l’imagination s’active, des souvenirs revivent, des luttes intérieures naissent parfois, on entreprend de grandes quêtes… Même la tranquillité n’est pas statique, elle bouge doucement…

Tout bouge. Parfois le mouvement est si lent, si imperceptible qu’on le confond avec l’immobilité. C’est de ça peut-être que naissent les grands élans.

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Le vélo est parfois une bête fugace. Le mouvement est multiple : les jambes qui pédalent, les muscles qui travaillent, les mains qui changent de vitesse ou qui freinent… Mais on sent aussi le mouvement du vent, de tout ce qu’il soulève et fait remuer, des odeurs qu’il transporte… Et puis il y a le mouvement de tous ceux qu’on croise, qu’ils aillent dans la même direction ou dans une autre. En vélo, on observe (on voit, on sent, on ressent) beaucoup de choses, mais souvent de manière très fugitive. Certaines sont vite oubliées. Mais d’autres restent ancrées dans la mémoire, nous marquent sans que l’on sache toujours pourquoi. Et le destin de certaines images, de certains détails, de certaines odeurs, de certaines sensations, de certains sentiments, de certains mots vus ou pensés, est de se retrouver colligés dans un petit calepin noir.