L’an 2561 (1re partie)

Je suis arrivée à Savannakhet au dernier jour de l’an 2560. Quelques jours auparavant, j’avais fait la rencontre de Marcelo, un cycliste salvadorien croisé au hasard d’un coin de rue à Paksé. Il devait passer deux nuits dans cette ville – une de plus que moi – avant de filer vers Vientiane, mais a plutôt décidé de me suivre, au dernier moment, pour pouvoir être là, disait-il, au moment où mon odomètre allait indiquer 10 000 km. Ça s’est passé 20 km plus loin. Il était environ 11 h quand nous avons célébré ça avec une Beerlao en bord de route, sans nous douter encore que les festivités du Pii Mai Lao (Nouvel An lao) allaient nous en réserver bien d’autres dans les jours qui suivraient!

Après ces 20 km, nous en aurons pédalé ensemble plus de 650. Au départ, je pensais m’arrêter à Savannakhet, et de là prendre un bus jusqu’à Vientiane. Mais après deux jours à pédaler avec Marcelo, il m’est vite devenu évident que je ne respecterais pas mon plan et que j’allais tout pédaler. Tout pédaler parce que je retrouvais le rythme que j’avais perdu au Cambodge et que ça me faisait du bien. Tout pédaler pour laisser le grand air et l’effort réparer quelques écorchures émotives encore vives. Tout pédaler parce que j’avais de la compagnie en Marcelo et que sachant qu’il allait au même endroit que moi, j’aurais mal accepté de le voir continuer sur deux roues à travers une fenêtre d’autobus. Tout pédaler parce qu’une ligne pleine tracée sur une carte me satisfait plus qu’une ligne pointillée. Tout pédaler aussi parce que le Laos est un si beau pays, que j’avais envie de voir plus… Et tout pédaler parce que j’aimais l’idée de vivre en mouvement le passage à la nouvelle année, autant pour ce qui se voit et se vit sur la route que pour la symbolique de la chose.

À Savannakhet, donc, je suis arrivée aux derniers moments de 2560. Je m’y suis arrêtée un jour et deux nuits, le temps de terminer l’année et d’observer les Laotiens célébrer officiellement le début de la nouvelle dans une parade où danses, costumes, couleurs et jets d’eau étaient à l’honneur. Et je n’y ai pas pris ce raccourci de temps prévu jusqu’à la capitale. J’ai fait toute la route jusqu’à Vientiane et ça m’a souri, parce que j’ai sans doute vécu là parmi mes meilleurs jours de route. Le ton était donné pour 2561. Rien n’allait se passer comme je l’avais « planifié » (avais-je vraiment planifié?).

Parce que j’avais aussi « planifié » de prendre, à Vientiane, un bateau jusqu’à Luang Prabang, de façon à m’éviter les montagnes par temps de grandes chaleurs. Mais une fois à Vientiane, on m’a vite fait savoir qu’aucun bateau ne se rendait à Luang Prabang à cette période de l’année, le niveau de l’eau étant trop bas (mais il n’est pas clair pour moi s’il est parfois possible de le faire maintenant, à cause de la construction de barrages par les Chinois). Une seule autre option se présentait à moi : pédaler. Je n’avais en effet aucune envie de prendre un autobus en montagnes, et puis plusieurs m’avaient dit que la route entre Vang Vieng et Luang Prabang était magnifique. Je pensais plutôt faire cette route en sens inverse, en revenant, quand il ferait peut-être un peu moins chaud… Mais après coup, maintenant que la saison des pluies est commencée, je me dis que ce revirement tombait vraiment à point, parce que peiner en montagne sous des averses torrentielles, là où il est impossible de se mettre à l’abri, aurait ajouté à l’épreuve quelques degrés importants de difficulté et d’inconfort.

Et puis à Luang Prabang, j’avais « planifié » de me louer une maison pour un mois, pour essayer d’écrire. La chose s’est avérée plus compliquée que je ne l’aurais cru, les Laotiens n’étant pas autorisés à louer à des touristes (seulement à ceux qui détiennent un visa de travail). La seule maison que j’aurais pu louer, je l’aurais louée à un Québécois ayant fait construire plusieurs maisons sur le bord de la rivière… J’ai hésité pour plusieurs raisons – l’espace était beau, quand même –, et j’ai finalement décliné, éprouvant un problème insurmontable avec l’idée de louer un espace à un Occidental plein de moyens dans un pays pas très riche, un des plus pauvres de l’Asie du Sud-Est. J’ai donc décidé de rester le mois entier dans ce guesthouse lao sur lequel j’étais tombée au hasard de mes recherches à mon arrivée à Luang Prabang, où le choix est très vaste. Un heureux hasard. Un lieu tranquille et confortable. Une table de travail. Des hôtes – une vieille dame et ses deux filles – très gentilles avec qui je peux pratiquer mes quelques rudiments de lao.

Bref, me voici à Luang Prabang depuis trois semaines déjà, après avoir pédalé une douzaine de jours de plus que ce que j’avais prévu. D’y arriver en ayant tout pédalé me donnait le sentiment d’avoir mérité mon repos. Parce que la route n’a pas toujours été facile, particulièrement les sept derniers jours, marqués par de très grandes chaleurs et/ou par de très longues montées.

***

Des premiers jours au vrai départ
Ma rencontre avec Marcelo et nos jours de route ensemble en plein Pii Mai lao m’auront donné un nouvel élan, un second souffle, après un nouvel épisode d’arrêt-maladie aux 4000 iles dès mon entrée au pays et quelques soubresauts émotifs. Je venais d’arriver à Paksé. J’étais allée m’informer de la disponibilité des chambres dans un hôtel, mais avant même d’avoir pu y entrer, une dame me disait « no », pour m’indiquer que c’était plein. Je me suis alors retournée et dès que j’ai commencé à marcher, j’ai aperçu ce cycliste de l’autre côté de la rue. Nous avons chacun reconnu en l’autre notre semblable et avons commencé à parler. J’étais loin de me douter que ce que je prévoyais être une simple discussion de trottoir allait se transformer en plus d’une semaine de route commune.

Avant d’arriver à Paksé, j’avais passé quatre jours de repos forcé sur l’ile de Don Khone, contrainte à ne manger que du riz gluant (d’ailleurs très bon au Laos). J’ai fait quelques balades à vélo sur l’ile, dont la plus mémorable reste celle où j’ai assisté, fascinée, à la baignade des buffles, manifestement écrasés par la chaleur. Ce fut l’un de mes plus beaux moments sur l’ile. J’aime tellement les buffles! J’aime leur lenteur, leur force tranquille. À part mes petits tours de vélo, je n’ai pas fait grand chose sur l’ile. Je ne m’éloignais jamais longtemps de ma chambre, prise d’étourdissements et de maux d’estomac.

Je croyais être rétablie quand j’ai repris la route, mais ce n’était pas tout à fait le cas. Je me suis néanmoins rendue à destination, un guesthouse un peu miteux dans un village dont je n’ai jamais su le nom, qui se trouvait à une soixantaine de kilomètres de mon point de départ. C’était le seul guesthouse sur mon chemin à distance raisonnable, donc je m’y suis arrêtée. Quand je suis sortie de ma chambre pour aller manger, vers 19 h, tout semblait déjà fermé, sauf deux petites échoppes une à côté de l’autre, où j’ai essayé, à force de gestes, de faire comprendre que je ne voulais que du riz gluant. J’ai finalement réussi à me faire comprendre quand j’ai eu l’idée de pointer ces jolis paniers d’osier dans lesquels les Laotiens mettent le riz gluant. Et j’ai pu manger. Depuis, j’ai appris comment dire riz gluant en lao. Khao niao (c’est sûrement mal écrit, mais ne lisant pas l’alphabet lao, j’écris au son).

C’était ma première véritable journée de route au Laos, n’ayant pédalé qu’une vingtaine de kilomètres après avoir passé la frontière pour me rendre sur l’ile de Don Khone. À mon entrée au pays, ma première impression en avait été une de tranquillité, de verdure et de beauté. Le Laos me semblait étrangement plus vert que le Cambodge, que je venais pourtant juste de quitter, et plus beau aussi. Cette impression de beauté, qui ne m’a pas quittée depuis, ne relève pas que des paysages : les maisons me semblent plus jolies – celles que j’ai vues en bord de route ou dans les villes –, et les objets aussi, comme ces petits paniers à riz gluant dont on peut trouver partout différents modèles de différentes grosseurs et ces jupes traditionnelles portées par les Laotiennes (qui me semblent beaucoup plus esthétiques que les pyjamas portés par les Cambodgiennes, par exemple).

Ce jour-là, après la frontière, je me suis arrêtée manger une soupe sur le bord de la route. La dame de la place, en me voyant arriver, a aussitôt fait aller chercher le voisin, qui parlait anglais. C’était un homme si doux et si gentil! C’est lui qui m’aura appris mes premiers mots de lao, bonjour, merci, un, deux, trois, etc., en prenant même soin de me les écrire. Il m’a demandé où j’allais et m’a dit, non sans fierté, que je devrais m’arrêter en chemin pour voir les fameuses chutes de Khone Phapheng, les plus grosses de l’Asie du Sud-Est. Comme ce n’était qu’à 3 km de là, je m’y suis arrêtée, plus pour honorer le conseil de l’homme gentil que par réel intérêt. C’est qu’en fait, je me sentais déjà un peu malade et j’avais très hâte d’arriver à destination, l’ile de Don Khone.

Le jour où j’ai quitté Don Khone, moi et mon vélo aurons dû embarquer trois fois sur des ferry de fortune pour passer d’ile à ile, ou d’ile à terre ferme. La première traversée nous a menés sur l’ile de Don Som, que j’ai parcourue du sud au nord jusqu’à l’embarcation qui allait nous mener sur l’ile de Don Khong. Contrairement à Don Det et à Don Khone, deux iles où le tourisme est très développé, l’ile de Don Som n’a pas l’habitude de voir débarquer des touristes. J’étais habitée d’un étrange sentiment pendant ma traversée, quand on me regardait passer avec des points d’interrogation dans les yeux. Les enfants, sur cette ile, ne me saluaient pas. Je me sentais profondément gênée de passer par là, comme si je n’étais pas à ma place. Sur le chemin – un sentier de terre –, j’ai croisé deux gamins en train de fumer la cigarette, qui n’avaient pas des regards d’enfants. Tout me semblait inquiétant sur cette ile, que j’avais hâte de quitter. Arrivée à Don Khong, je me suis arrêtée pour manger, mais j’ai sans doute surestimé ce dont mon estomac était capable.

Donc le soir, j’ai été très satisfaite de mon riz gluant, et je me suis endormie pas trop tard dans ma chambre sombre d’hôtel miteux, avant de la quitter très tôt le lendemain (juste après y avoir croisé une énorme araignée), direction Champasak. On m’avait parlé en bien de ce petit village sur le bord du Mékong. C’était effectivement très beau. J’y suis restée deux nuits. J’ai pu visiter Wat Phu (le « temple de la montagne ») et ai pris le temps d’écrire un peu, de clore par écrit mon étape cambodgienne. Et c’est tout juste après avoir publié mon billet et après avoir quitté Champasak que j’ai l’impression que mon voyage en terre laotienne commençait pour vrai. Une trentaine de kilomètres plus loin se trouvait Paksé et, quelque part dans une rue de Paksé allait se trouver Marcelo.

Marcelo
Marcelo aura été une rencontre déterminante, qui tombait à point. Il arrivait à un moment où je n’avais pas envie d’être seule et où quelque chose devait se passer pour me requinquer, me redonner de l’élan. Je pourrais écrire que l’entente a été immédiate et notre association, sans faille, que je mentirais. Ce fut à vrai dire une drôle de rencontre. Pas une de celles où ça coule de source, où la complicité s’installe toute seule. Pas une de celles où une réelle complicité se bâtit non plus. Comment expliquer? Une simple différence de tempéraments, sans doute. Disons que Marcelo n’est pas des plus empathiques, et pas du genre non plus, de son propre aveu, à établir des liens durables avec les gens qu’il rencontre. Il fait cavalier seul. Il est sur la route depuis cinq ans et le Laos était le 57e pays où il pédalait. Des fois, il a pédalé avec d’autres cyclistes, mais ça pouvait arriver que soudainement, un matin, il en ait assez et décide de continuer seul. Il m’avait d’emblée parlé de la façon dont il était. Plus froid que d’autres. De glace là où d’autres auraient pleuré. Il m’avait dit, donc je savais. Ça me donnait une certaine perspective de lecture, me pourvoyait une armure.

Ce ne fut pas une rencontre stérile pour autant, pas une rencontre qui n’apporte rien. Loin de là. Mon bout de route avec lui m’a laissé plusieurs bons souvenirs et a alimenté plusieurs réflexions. Nous avons vécu de beaux moments de route ensemble, certains très drôles; des moments que j’étais contente de ne pas vivre seule, et même des moments que je n’aurais peut-être pas vécus s’il n’avait pas été là avec moi, parce que ce n’est pas la même chose de voyager à deux (de la même façon que ce n’est pas la même chose, selon moi, de voyager seule que de voyager seul). Nous avons eu de bonnes discussions aussi, des échanges intéressants. Il posait de bonnes questions. Je pense que malgré nos indépendances, nos différences, nous nous rejoignions sur certains aspects. Nous étions étrangers tout en ne l’étant pas. Je pourrais en fait écrire beaucoup de choses sur cette improbable équipe de route que nous formions, sur cette étrange association dont on se rendrait compte de la complexité si on essayait d’en démêler les fils. Mais je résumerai en disant que somme toute, en dépit des quelques tensions silencieuses qu’il y a pu y avoir vers la fin, j’ai l’impression que chacun a apprécié la compagnie de l’autre et en a bénéficié à sa façon.

Le Nouvel An laotien
C’est en plein Pii Mai Lao que Marcelo et moi avons voyagé ensemble. Il faut savoir que les festivités du Nouvel An laotien (ou Nouvel An bouddhiste, ou Fête de l’eau, que l’on célèbre aussi au Cambodge, en Thaïlande et en Birmanie sous un différent nom) s’étendent sur plusieurs jours, un peu avant et un peu après le changement officiel d’année. Cette fête (13-18 avril, mais des fois ça s’étire) coïncide avec la période la plus chaude de l’année et en attendant la saison des pluies, tout le monde s’arrose!

Nous savions que nous allions nous faire arroser, mais nous ne savions pas jusqu’à quel point. C’est Marcelo qui a eu l’idée que nous nous achetions des fusils à eau pour assurer notre défense. Mais avec les « armes » que nous avons achetées, nous ne faisions pas du tout le poids à côté des enfants avec leurs mitraillettes. Ni à côté de ces gens – enfants, adolescents ou adultes – qui se tenaient sur le bord du chemin avec leurs seaux d’eau.

Quelques minutes à peine après avoir fait notre achat, je me lançais dans une bataille perdue d’avance avec des enfants sur le bord de la route. Je me suis fait assaillir par leurs puissants jets d’eau, alors que mon eau à moi était déjà épuisée et que je ne pouvais plus me défendre. À un certain point, je devais surtout m’assurer de protéger mon téléphone, installé sur mon guidon, qui n’allait pas survivre à un tel déluge. C’est après cette bataille improvisée qu’est venue la première invitation de la part des adultes qui observaient la scène. Une dame s’est avancée vers nous pour nous offrir un verre de bière (rempli de glaçons, comme c’est de coutume ici). Jour 1/7. Ça ne faisait que commencer.

Jour 1 – Phrasebook et cœur de bœuf
Nous avons accepté l’invitation et nous sommes avancés vers la table où se tenaient les adultes. Un homme s’est alors tranquillement approché vers moi, cruche d’eau à la main. Comme si c’était tout ce qu’il y avait de plus normal, il a tiré le derrière du col de ma camisole et m’a versé une bonne quantité d’eau dans le dos, avant que l’eau ne s’infiltre jusque dans mon short de vélo… Même traitement pour Marcelo, et traitement répété pour tous ceux se trouvant autour de la table. Nous avons bu avec la tablée quelques verres de bière. On nous a aussi offert à manger de la salade de papaye, mais elle était tellement piquante qu’une bouchée a suffi (les Laotiens mangent vraiment épicé). Plus tard, on nous a servi ce qu’on nous a dit être du cœur de bœuf. N’en déplaise à mes aspirations végétariennes (pas très affirmées depuis que je suis en Asie), c’était absolument délicieux! Un vieux phrasebook lao-anglais circulait entre différentes mains et les hommes s’exerçaient à nous poser des questions, ou plutôt à en poser à Marcelo, parce que c’était essentiellement à lui qu’ils s’adressaient. Autour de la table, à peu près tout le monde était saoul, y compris les femmes. Il y en avait même une qui fumait. Ma fibre féministe s’en réjouissait.

Jour 2 – Le riz gluant
Il était environ 13 h lorsqu’on nous a fait signe de venir. Moi, je n’aurais peut-être pas vu. Marcelo, lui, avait l’œil pour ça. Encore, nous avons été accueillis par un jet d’eau dans le dos, puis on nous a prié de nous asseoir. L’ambiance était très joyeuse… Je me rappelle cet endroit comme celui où les verres se remplissaient tout seuls et où les bols ne se vidaient jamais, comme si on voulait être sûr que les invités ne manquent de rien… Nous avions déjà bien mangé quand j’ai approché le panier de riz gluant vers moi pour en prendre quelques dernières bouchées. Il en restait une assez bonne quantité, peut-être la moitié. Marcelo, qui avait vu quelque chose que je n’avais pas vu, s’est alors approché vers moi pour me dire à l’oreille : « Je pense qu’on va nous apporter d’autre riz gluant. » Et moi de répondre : « Sûrement pas, il en reste. » C’est là que je me suis retournée et que j’ai vu cette dame grisée arriver en dansant avec un tas difforme de riz gluant à la main, grand sourire aux lèvres. Elle l’a alors déposé dans le panier avec toute la délicatesse du geste dont savent faire preuve les personnes saoules, c’est-à-dire à peu près aucune. C’était hilarant! Marcelo et moi avons vraiment ri, et même quelques jours après, nous en riions encore. Tout le monde était festif autour de la table, les hommes comme les femmes, encore. Pendant que les hommes étaient essentiellement occupés à nous parler, les femmes dansaient (ici, les femmes dansent avec leurs mains, c’est beau) et riaient. Nous avons repris la route le cœur gai, assurément. Je n’avais jamais autant ri dans une journée de vélo!

Quelque temps avant d’arriver à Savannakhet, cette journée-là, il s’est mis à pleuvoir. Première pluie sur la route depuis très longtemps… C’était plutôt grisant de pédaler sous la pluie, surtout vers la fin quand il pleuvait et faisait soleil à la fois. L’averse n’a pas duré et nous sommes arrivés à destination sous le soleil.

Jour 3 – Savannakhet
Nous sommes restés deux nuits à Savannakhet (la deuxième plus grande ville du Laos, comptant environ 120 000 habitants), ville que j’ai beaucoup aimée, en plus d’en aimer le nom… C’est dans cette ville que se sera officiellement effectué pour nous le passage à l’an 2561. Le lendemain de notre arrivée, Marcelo et moi sommes sortis avec nos « armes » remplies d’eau au cas où… Les rues étaient tranquilles, mais nous avons quand même pu nous adonner à quelques courts combats avec les enfants. Plus tard, nous sommes allés au marché avec nos vélos et j’étais déjà toute trempée quand, au retour, nous sommes tombés par hasard sur la parade du Pii Mai Lao, toute en danses et en couleurs. Tandis que j’étais en train de sortir mon appareil photo, un jeune m’a surprise en me versant de l’eau glaciale dans le dos. Ça n’arrêtait donc jamais…! En retournant à notre hôtel, nous avons constaté que la parade s’était arrêtée au temple qui se trouvait juste à côté. Il y avait là un grand rassemblement. Les Laotiens se promenaient de bouddha en bouddha avec leurs bouteilles ou leurs seaux d’eau pour les asperger, comme rituel de purification. C’était beau à regarder.

Nous avons quitté Savannakhet le lendemain matin, nous demandant si ou comment les festivités se poursuivraient sur la route.

Jour 4 – C’est bien plus amusant quand il y a des femmes
Ce matin-là, je me sentais un peu lasse, vide d’énergie. Nous avons pédalé une trentaine de kilomètres pour aller rejoindre la route 13, et nous nous sommes enfin arrêtés pour grignoter quelque chose. Au moment même où nous rejoignions la route et où je m’arrêtais pour observer ce qui se trouvait autour, un pick-up transportant plusieurs personnes (et un énorme baril d’eau, c’était chose commune en ces jours de Pii Mai) tournait le coin et je recevais un complet seau d’eau sous les rires nourris des passagers. Je n’avais pas vu ça venir… En vélo, je pouvais réussir à m’esquiver au moins un peu et à éviter de recevoir toute l’eau du seau…

Nous nous sommes arrêtés une trentaine de minutes pour manger quelques gâteaux et nous rafraichir. Au moment de quitter, je suis allée chercher ma bouteille vide pour la remplir d’eau. Au Laos, il y a souvent de grosses bouteilles d’eau de 20 L dans les commerces et dans les restaurants et il est généralement possible de remplir gratuitement nos gourdes. Je suis donc allée remplir ma bouteille avant de repartir, en me disant, en cours d’exécution, à quel point je trouvais ça super de pouvoir avoir la possibilité de le faire au lieu d’avoir à surconsommer du plastique. Au moment de prendre une première gorgée d’eau, j’ai compris que ce n’était pas de l’eau. Je reconnaissais l’odeur et le goût, mais je n’arrivais pas à dire c’était quoi… J’ai d’abord pensé que c’était de l’essence… Donc aussitôt le liquide dans ma bouche, j’ai violemment tout recraché… ce qui a attiré l’attention de la dame du commerce, qui est venue m’arracher ma bouteille des mains pour en reverser le contenu là d’où il venait. Je me sentais vraiment mal à l’aise et pas un sourire de sa part n’est venu pour désamorcer la chose. Elle ne semblait pas contente du tout. D’autres auraient sans doute ri de la situation, mais pas elle. Elle m’a redonné ma bouteille vide sans me proposer de la vraie eau, m’enjoignant de partir… Ce qu’il y avait dans ma bouteille, c’était du lao lao, un whisky de riz. Plus tard, on allait me dire que ça valait plutôt cher…

Nous avons continué notre chemin et avons dû attendre la fin de l’après-midi pour recevoir notre première invitation. Trois hommes attablés nous invitaient à boire de la bière avec eux. Nous sommes restés quelque temps, mais c’était plutôt ennuyeux… Quand nous sommes repartis, Marcelo m’a dit : « C’est bien plus amusant quand il y a des femmes. » J’étais bien d’accord. Et nous en avons eu la confirmation à peine un ou deux kilomètres plus loin, quand un groupe majoritairement composé de femmes nous invitait à faire la fête. Nous avons été accueillis avec le boyau d’arrosage et de la bière qui coulait à flots. C’était de loin le groupe le plus festif que nous avons rencontré! Nos verres se sont remplis tellement souvent que nous avons dû nous arrêter dormir 20 km plus tôt que prévu…

Jour 5 – Le pique-nique au coucher du soleil
Nous croyions réellement que c’en était fini du Pii Mai. Nous avons pédalé 140 km cette journée-là, ce dont je ne me serais jamais douté en me réveillant. C’était une journée sans grande histoire. Mais la route était belle, tranquille, bordée d’arbres. Il y avait peu d’endroits manger et où se loger sur la route. Au bout d’une centaine de kilomètres, nous aurions pu nous arrêter, mais j’étais devant et j’ai décidé de continuer jusqu’au prochain guesthouse, sachant qu’il n’y en aurait probablement pas d’autre avant 20 ou 30 km. Je voulais avancer encore. Je ne ressentais étrangement aucune fatigue et j’avais besoin d’évacuer une certaine colère silencieuse que j’éprouvais envers Marcelo ce jour-là.

Marcelo parade 2

Un défilé de Nouvel An croisé sur cette route belle, tranquille et bordée d’arbres…

À 9 km de la fin, nous nous sommes fait arrêter par une famille qui pique-niquait sur le bord du chemin. Ils nous ont invités à nous joindre à eux. C’était vraiment un beau moment, sous une lumière parfaite de fin de journée. Nous nous croyions à l’abri de l’eau, mais le boyau d’arrosage a fini par apparaitre… C’est pendant ce pique-nique que j’ai commis une deuxième grosse bourde, après celle du lao lao. J’étais assise à côté du père de famille, qui essayait de communiquer avec moi à l’aide de gestes. Au bout d’un moment, il m’a regardée et m’a pointé sa femme, qui était en train d’allaiter leur bébé. Il a fait un genre d’ovale avec ses doigts, qu’il a placé à la hauteur des yeux, et m’a repointé sa femme. Il a recommencé le geste quelques fois et je croyais qu’il voulait que je prenne une photo de sa femme. J’ai alors sorti mon appareil et j’ai voulu prendre une photo d’elle et de toutes les personnes autour pour lui faire plaisir. Mais la femme, mal à l’aise, s’est vite dépêchée de décrocher son fils de son sein et de replacer sa chemise… Profondément mal à l’aise à mon tour, je ne comprenais pas ce qui venait de se passer… Je l’ai compris seulement plus tard, quand un autre homme a refait le même geste à Marcelo et à moi en nous pointant une autre femme. Ce n’était pas un ovale qu’il formait avec ses doigts, mais un cœur… Tout comme l’autre homme l’avait fait avec moi, il voulait simplement nous indiquer qui était sa femme… Heureusement, le malaise n’avait pas duré trop longtemps.

Le pique-nique a brusquement pris fin quand toute la famille s’est levée pour aller danser à 4 ou 5 km de là. Évidemment, nous avons été invités. Nous nous sommes donc arrêtés quelques minutes à cette danse en plein air, avant de repartir dans la pénombre jusqu’au prochain village, Vieng Kham, où nous allions passer la nuit. Comme ce village se trouvait à la jonction d’une route qui menait au Vietnam, tout était traduit en vietnamien sur les enseignes. Nostalgie.

Cette nuit-là, même après 140 km, j’allais peiner à m’endormir. Je ne le savais pas encore, mais ce n’était qu’une première nuit d’insomnie sur une série de trois.

Jour 6 – Pakxan
Le lendemain, nous avons pédalé quelques minutes sous la pluie, et puis quelques heures sous les nuages. C’était étrange. C’était comme si je revivais le Vietnam, tous ces jours à pédaler dans la grisaille sur la route d’Ho Chi Minh… On pouvait voir au loin des sommets ennuagés. C’était beau.

Le soleil a fini par revenir je ne sais plus trop quand. Mais c’est sous le soleil que nous sommes arrivés à Pakxan, avant-dernier arrêt jusqu’à Vientiane. Nous n’avons reçu aucune invitation sur la route ce jour-là, mais avons été invités par un groupe d’hommes une fois arrivés en ville, à notre retour du marché. Il n’y avait pas de femmes à mon souvenir, c’est peut-être pour ça, en partie, que nous n’avons pas eu de plaisir. Mais c’est surtout qu’il y avait cet homme saoul qui était venu nous chercher de l’autre côté de la rue et qui, assis à côté de moi, n’arrêtait pas de me toucher le bras quand il me parlait, ou de me donner des pichnottes. Marcelo a vite compris à quel point ça m’était désagréable et nous sommes partis bien vite. Deuxième nuit d’insomnie.

Jour 7 – Derrière le guesthouse
Je ne me sentais vraiment pas bien ce jour-là. J’étais fatiguée, je pensais que je couvais peut-être quelque chose… La seule idée que j’avais en tête en pédalant était la sieste que je ferais en arrivant à destination, en l’occurrence dans le village de Hai, à 62 km de Vientiane. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait, après avoir pris une douche. Marcelo n’était pas là quand je me suis réveillée. J’ai tout de suite pensé qu’il avait dû vouloir se faire encore inviter, ou juste qu’il était allé manger. Reposée, je me suis levée et suis partie voir où il était. Pour arriver à notre guesthouse, il nous avait fallu suivre un petit chemin à partir de la route principale, sur lequel se trouvaient quelques maisons. À notre arrivée deux heures auparavant, ça semblait fêter fort dans une de ces maisons… Mon réflexe, en marchant vers la route et les restaurants, a été de regarder vers cette maison, à peu près certaine que j’y trouverais Marcelo. Je ne m’étais pas trompée! Il m’a fait signe de venir. Il semblait soulagé que j’arrive. Pour la première fois, il m’avait fait passer pour sa femme, moyen de se prémunir contre certains gestes déplacés d’une des femmes présentes à son endroit, manifestement très dégourdie… Évidemment, on m’a servi de la bière. Je n’avais pas envie de boire, mais je me suis sacrifiée pour la politesse… Curieusement, en arrivant sur place, je me sentais si reposée et bien dans mes vêtements secs que je n’ai pas pensé une seconde qu’on pourrait venir m’arroser. Mais ce qui devait arriver arriva. Quelques secondes de boyau d’arrosage et mes vêtements étaient complètement trempés. J’étais découragée! Pas après la journée de vélo… Pas après ma sieste… Toutes les personnes présentes, ayant manifestement fêté toute la journée étaient dans un état d’ivresse plutôt avancé. Une des femmes s’est approchée de nous pour nous mettre du talc au visage. Rendue à moi, elle en a profité pour regarder sous mon chandail, a tiré d’un doigt mon soutien-gorge et a regardé mon sein. Les autres femmes, curieuses, se sont approchées. Toutes trouvaient ça bien drôle! J’étais si surprise que je n’ai pas su du tout comment réagir!

La bière terminée, nos hôtes ont commencé à nous servir du vin. J’avais beau leur avoir dit non, rien à faire. Je n’ai bu que deux gorgées, c’était assez pour moi.

Ce fut la dernière invitation. Comme il semble que ça arrive souvent ici, la fête a pris brusquement fin, sans avertissement, vers 18 h ou 19 h. Deux couples complètement saouls sont soudainement partis avec leurs enfants sur leur moto. Marcelo et moi nous demandions comment c’était possible. J’espérais qu’ils n’habitent pas trop loin.

Cette nuit-là, j’avais beau être vraiment fatiguée que ça n’a pas freiné l’insomnie. Je n’aurai dormi que trois heures avant les derniers miles jusqu’à Vientiane. (fin de la première partie)

Moi vélo 2

Rares sont les photos de moi sur mon vélo

NB1

Sur une route du Laos…

Moi vélo 3

Au coucher du soleil

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